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FCF-Rétrovision 3
28 septembre 2010

Le progrès ne fait pas tout

C’est jour de marché en ce mardi d’octobre 1959. Et comme c’est aussi le premier mardi du mois, c’est « foire ». C’est-à-dire qu’il y a un peu plus de marchands que lors des autres. Il y a aussi plus de chalands car ils viennent de tout le canton, voire des cantons voisins. C’est aussi l’occasion de se retrouver, de papoter ou de se retrouver autour d’un pot et sur le coup de midi de partager la tête de veau après une assiette de charcuterie de pays. Faut que ça tienne au ventre. Alors on terminera par des fromages du cru. Celui qui sent fort et qui coule lorsqu’il est à point. Celui que les femmes refusent de voir arriver sur leur table à la maison. Non pas la Germaine ou la Lucienne, elles sont du pays et sont nées avec. Mais les Clothilde, Diane et autres de la ville. Celles qui se hissent du col dans la rue. Oui, celles qui se pincent le nez à l’approche de l’étal du fromager.

C’est un peu de ce climat que j’ai retrouvé la semaine dernière dans les petites rues d’un village de l’Hérault où j’ai du me rendre pour des raisons que j’aurais souhaité bien plus tardives. Mais bon, tel n’est pas le propos de ce nouveau délire. Il y avait de ces étals de fromages ! Des qu’étaient pas « stérilisés » si vous voyer ce que je veux dire. Des costauds. J’en ai encore l’eau à la bouche.

Mais revenons donc à la fin des années 1950. Aux débuts de l’énième révolution technique avec la vulgarisation de l’électroménager. Celle que les gens des villes ont connue avant ceux de la campagne. Pas forcément les plus riches ou les plus aisés, mais ceux qui étaient ouverts au progrès. Car il y en a toujours eu dans les différentes couches sociales, même chez ceux où l’argent était plus que rare.

Donc, je reviens à cette « foire » de village où en ce début d’octobre 1959, les commerçants proposaient leurs marchandises variées aux nombreux passants. Et ceux-ci sont blasés, comme d’habitude, car cela fait des années qu’ils retrouvent les mêmes étals. Pensez, ceux-ci sont tenus par les mêmes familles depuis l’origine du village. Rares sont les nouveaux à pouvoir s’installer. Faut dire qu’ici, si t’es pas du cru on veut pas voir ton c.l. En clair on ne fait que te tolérer. Alors si tu veux t’installer pour vendre, t’as intérêt à épouser la fille du patron. Ou alors …

Ou alors, proposer du jamais vu, comme voudrait le faire Honorin Teyresse. Un mec comme on n’en trouve que de temps en temps. Un vrai bateleur de foires… Des vraies, celles du genre salon de l’habitat… Vous voyez, il est de ceux qui vous font la démonstration de l’efficacité révolutionnaire de leur économe pour découper les frittes. Que vous vous empressez d’acheter et qu’une fois à la maison, vous êtes infoutus d’utiliser correctement. Et bien lui, c’est le roi, l’empereur du métier. Un ego hypertrophié, une confiance en soi inébranlable, un culot monstre et un bagout inépuisable.

L’Honorin Teyresse écume la région depuis le début de l’été. Depuis qu’il a enfin touché une voiture. Avant il devait se déplacer par le car. Ce n’était pas du tout pratique pour transporter son attirail. Car cela porte bien son nom. Il lui est nécessaire pour attirer le badaud, le chaland, et le transformer en client, en acheteur potentiel et surtout… en acheteur tout court.

Mais c’est aussi un gars futé, voire un peu truqueur. A vous de voir et de qualifier sa façon d’opérer.

Le voici au milieu d’autres commerçants, à côté de sa voiture et haranguant les passants pour leur vanter les mérites du tout nouvel aspirateur  Haspyrtou, « l’aspirateur qui ne laisse rien et avale tout », aussi bien la poussière que l’eau ! Ça doit faire une belle purée au fond du sac en toile…

_ Approchez Mesdames, Messieurs ! Le progrès arrive pour la première fois dans votre ville ! Grâce à la fée électricité, vous allez pouvoir…

_Té, Léon, t’as vu le gus avec son tuyau ?

_ Où ça ?

_ Ben là, c’lui qui gueule comme un fou.

_ Qu’est qu’y vend ?

_ Sais pas… On jette un œil. T’as le temps. Ta Germaine fait les courses !

_ T’as raison. Poussez-vous un peu, qu’on veut voir nous aussi.

_ Ben, c’est quoi c’te machine ?

_ Sais pas !

_ Sais rien toi, toujours la même réponse.

_ Pas fais beaucoup d’études moi, lui répond son pote Lucien, depuis l’armée qu’ils ont faite ensemble, dans le génie.

_ Mesdames, adieu le balai, la poussière déplacée, voici venir la vraie propreté. Avec Haspyrtou, « l’aspirateur qui ne laisse rien et avale tout » vous allez pouvoir dormir à même le parquet…

_ Mouais, ben moi, préfère mon pieu.

_ T’as raison. Et de partir à rire…

_ Une simple prise de courant. J’appuie sur ce bouton et hop…

Joignant le geste à la parole, le démonstrateur mit son aspirateur en marche et, se saisissant du tuyau, le souleva au-dessus de sa tête et entreprit un mouvement de rotation.

_ T’es fada! C’est pas là qu’est la poussière ! Lui lança une voix anonyme.

Essayant de localiser l’importun, Honorin Teyresse, ne se départit  pas pour autant.

_ Si qu’elle est là aussi, la poussière. Le haut des armoires, les lustres…

_ Faudrait déjà qu’on en ait des lustres ! Répliqua une autre voix.

_ Ben, chez nous, y a pas de parquet, non plus ! Ajouta une troisième.

_ Et puis, moi, j’ai pas l’électricité ! Y marche aussi à pédales ton machin?

Commençant à être déstabilisé par cette bande de « bouseux » qui lui échauffait les oreilles, il se tourna vers la gente féminine dont il pensait pouvoir capter l’attention.

_ Mesdames, plutôt qu’un long discours, une petite démonstration s’impose. Honorin Teyresse ouvrit un sac et en répandit une petite partie du contenu sur un tapis  posé à même le sol. Puis il approcha l’embout de son aspirateur qu’il promena dessus.

_ Et comm’ vous pouvez le constater, il ne reste plus de poussière sur le tapis !

_ T’as vu Léon. L’est pas con le gus ! L’a juste fait un p’tit tas… Puis, hop, un coup de son truc… Plus rien. Et Si t’y disais pour ton atelier ?

_ Tu crois qu’y viendrait ?

_ Attends ! …   Hep M’sieur !

_ Ouais, répond l’Honorin Teyresse en se retournant vers lui, vexé par les réflexions de tout à l’heure, mais flairant malgré tout le pigeon.

_ Votr’ truc, ça ramasse aussi la sciure ?

_ Ouais, c’est fait aussi pour ça.

_ Tu vois Léon.

_ T’es con toi aussi. Avec tout c’qu’y a, c’est pas son p’tit truc qui l’enlèvera.

_ Laisse moi faire. Puis se tournant vers Honorin : On revient tout de suite.

_ Qu’est-ce qu’ t’as dans la tête Lucien ?

_ T’inquiète. On va juste rigoler un coup. On va chez toi.

Et pendant que les deux compères s’en retournent vers la menuiserie de Léon, Honorin Teyresse poursuit son baratin.

_ Et comme vous pouvez le constater, lorsque le sac est plein, il vous suffit d’ouvrir l’appareil comme ceci, dit-il en libérant les deux crochets latéraux, et le retirer. Puis vous le retournez pour le vider.

_ Et comment je fais avec quand c’est le Marcel qu’est plein ? Fuse d’une voix féminine.

Les autres de rire.

C’est l’Emilie Lulite, dont le mari, le Marcel en question, a la fâcheuse habitude de noyer son mal être dans la descente régulière de fillettes au bistrot du coin. Au prétexte qu’elles ne font que 30 cl chacune, elles se suivent à une telle cadence qu’il prétend que leur contenu s’évapore tout seul par ces châleurs.

_ Pardon ? Lui réplique Honorin Teyresse.

_ Ben quoi ! Quand le Marcel rentre plein comme une outre. Je fais comment avec ton truc ?

_ Quel truc ? Ah, avec l’ Haspyrtou…

_ Parc ‘ qu’ moi. Avec « l’Alphonse », j’ lui en fous de grands coups dans le dos, lui réplique-t-elle en lui montrant son balai…

Ça va, c’est plié pour aujourd’hui, se dit-il, en remisant son matériel.

3_212_GR01_Aspire_tout

3_212_GR02_Aspire_tout

3_212_GR03_Aspire_tout

3_212_GR04_Aspire_tout


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